On a vécu ensemble 15 mois sans se rencontrer, par la fenêtre... C'est amusant comme les choses évoluent. Au rez-de-chaussée, une maman donne à manger à un petit brun de moins d'un an. Elle était donc enceinte, lorsque j'ai déposé mes cartons dans mon studio, et voilà qu'il connaît déjà la cuillère et la soupe de carottes qui tache... Deux étages au-dessus, il y a cette petite famille dont le garçonnet est toujours le premier levé, même le dimanche. Il regarde des dessins animés dont je profite sans le son sur l'immense écran du salon. Parfois, à midi, le papa semblait travailler à la maison, j'ai même cru un moment que les parents étaient peut-être séparés... mais ce soir, c'est ensemble qu'ils font la cuisine, bavardant sans doute du déjeuner chez la famille de madame, demain midi. On sera dimanche. Des jeunes font la fête un peu plus haut à droite, on entend la musique en fond, les voix plus fortes que d'ordinaire, les rires, ceux des femmes surtout. Qu'est-ce qu'ils fêtent? Rien, sans doute juste le samedi.
Même fermés, les rideaux sont ouverts. A cause de la lumière, des ombres chinoises qui s'y découpent. On suppose. On imagine.
L'immeuble en face est grand, rectangulaire, jaune, triste. Plein de fenêtres identiques, vastes et nues, alignées et froides. Les hommes n'y vivent pas le jour: il n'y a guère qu'un chien, que je devine petit, pour aboyer toute une après-midi dans la cuisine dans laquelle il est enfermé. Aujourd'hui, quelqu'un a emménagé quelque part, dans l'un des appartements en face de celui que je vais quitter bientôt. Ils ont arrêté le camion dans la rue, ont déchargé expressément, il n'y a même pas eu de coup de klaxon.
Et pourtant, les automobilistes ne s'en privent pas, lorsqu'un livreur, un créneau délicat, ou un feu rouge trop longs les agacent. Alors on ouvre les fenêtres, on jette un oeil aux toits des voitures en file indienne, dont certaines font déjà marche arrière, puis on lève les yeux et on découvre que les voisins d'en face se penchent aussi par les fenêtres ouvertes.
On sort aussi la tête lorsque quelqu'un hèle un habitant depuis le trottoir. Les gens aux fenêtres sont par nature curieux... c'est même tout un art, que de regarder sans se faire voir par un rideau à peine levé, une fenêtre juste entrebâillée, lorsque ce sont les pompiers ou la police, ou que l'on n'est pas encore habillé... Repéré, on rabat fautivement le voile... pour l'écarter à nouveau quelques secondes plus tard.
En été, lorsque la rue est calme, l'immeuble en face aveuglé de lumière, on aperçoit son reflet dans la vitre et l'on rêve de petites ruelles ocres d'Amérique du sud, entre ombre et soleil, les draps suspendus d'un balcon à l'autre, et les hommes bruns qui passent dessous, saluant d'un sourire et d'un signe ces filles accoudées... Mais si la ruelle est calme, c'est que les volets sont tirés. Point de vis-à-vis. Point de jeunes éphèbes en sueur.
Et ce soir, accoudée à la rambarde, fin du mois d'octobre et début des fraîcheurs acides, je passe en revue ce royaume que je n'ai jamais eu, ces vies que j'ai cru connaître sans jamais les approcher, je pense à toutes ces microscopiques bribes de vraies histoires qui m'ont paru indifférentes, mais qui ont silencieusement peuplé mon quotidien. Il y a peut-être en face un curieux qui parfois voit une fille brune s'accouder quelques instants à la seule fenêtre qu'elle possède, puis disparaître derrière ses rideaux clairs. Il a peut-être aperçu une ombre se déchaîner sur de la musique, mais sans savoir que c'était du Lady Gaga, du Akon, ou du Patrice. Il a parfois aperçu cette petite pièce à la porte verte, là, à gauche, en se demandant où s'arrêtait l'appartement, s'il était grand... Où mènent-elles, ces portes? Que vois-je, par cette fenêtre? Rien, sans doute... ou si peu!
Alors c'est pour ça, certainement, qu'ils ne ferment pas leurs rideaux, et qu'ils se moquent qu'on devine leur manière de cuisiner ou leurs émissions favorites. Car en ville, on ne connaît pas son voisin. On le voit. C'est tout.